👁🗨 L'extradition imminente de Julian Assange et la mort du journalisme.
Les options juridiques d'Assange sont quasi épuisées. Il peut être extradé vers les États-Unis cette semaine. S'il y est condamné, tout reportage sur les rouages du pouvoir deviendra un crime.
👁🗨 L'extradition imminente de Julian Assange et la mort du journalisme.
Par Chris Hedges, le 17 juin 2023
Le juge de la High Court Jonathan Swift - qui a précédemment travaillé pour diverses agences gouvernementales britanniques en tant qu'avocat, et qui a déclaré que ses clients favoris sont "les agences de sécurité et du renseignement" - a rejeté deux demandes des avocats de Julian Assange pour faire appel de son extradition la semaine dernière. L'ordre d'extradition a été signé en juin dernier par la ministre de l'intérieur Priti Patel. L'équipe juridique de Julian a déposé une dernière demande d'appel, la dernière option disponible devant les tribunaux britanniques. Si elle est acceptée, l'affaire pourrait faire l'objet d'une audience publique devant deux nouveaux juges de la High Court. Si elle est rejetée, Julian pourrait être immédiatement extradé vers les États-Unis, où il sera jugé pour 18 chefs d'accusation de violation de l’Espionage Act, chefs d'accusation qui pourraient lui valoir une peine de 175 ans, et ce dès cette semaine.
La seule possibilité de bloquer l'extradition, si l'appel final est rejeté, comme je m'y attends, viendrait de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). La branche parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a créé la Cour européenne des droits de l'homme, ainsi que son commissaire aux droits de l'homme, s'opposent à la "détention, à l'extradition et aux poursuites" de Julian, car cela représente "un précédent dangereux pour les journalistes". On ne sait pas si le gouvernement britannique respecterait la décision de la Cour - même s'il est tenu de le faire - si elle se prononçait contre l'extradition, ou si le Royaume-Uni extraderait Julian avant qu'un appel devant la Cour européenne puisse être entendu. Une fois expédié aux États-Unis, Julian serait jugé par le tribunal de première instance du district oriental de Virginie, où la plupart des affaires d'espionnage ont été gagnées par le gouvernement américain.
La juge Vanessa Baraitser de la Westminster Magistrates' Court a refusé d'autoriser la demande d'extradition du gouvernement américain en janvier 2021, en raison de la sévérité des conditions de détention de Julian dans le système pénitentiaire américain.
" Compte tenu des conditions d'isolement presque total en l'absence des mesures de protection qui limitaient les risques à [la prison de Sa Majesté] Belmarsh, je suis convaincue que les procédures décrites par les États-Unis n'empêcheront pas M. Assange de trouver le moyen de se suicider ", a déclaré Mme Baraitser en rendant sa décision de 132 pages, "et je considère que l'extradition serait une mesure oppressive en raison du préjudice mental et, par conséquent, ce tribunal ordonne que M. Assange ne soit pas remis aux autorités américaines".
La décision de Mme Baraitser a été annulée à la suite d'un appel interjeté par les autorités américaines. La High Court a accepté les conclusions de la juridiction inférieure concernant le risque accru de suicide et les conditions de détention inhumaines. Mais elle a également accepté quatre garanties contenues dans la note diplomatique américaine no. 74, transmise à la Cour en février 2021, qui assure que Julian serait bien traité. Le gouvernement américain a affirmé que ces garanties "répondent entièrement aux craintes qui ont poussé le juge [de première instance] à libérer M. Assange". Les "garanties" stipulent que Julian ne fera pas l'objet de mesures administratives spéciales [SAMs]. Elles stipulent que Julian, citoyen australien, pourra purger sa peine en Australie si le gouvernement australien requiert son transfert. Elles assurent qu'il recevra des soins médicaux et psychologiques adéquats. Elless précisent que, avant et après le procès, Julian ne sera pas détenu dans le centre de détention administrative maximale ADX Florence, dans le Colorado. Personne n'est détenu avant jugement à ADX Florence. Cela peut sembler rassurant, mais ce n'est pas le cas. L'ADX Florence n'est pas la seule prison supermax aux États-Unis. Julian peut être placé dans l'un de nos autres établissements du type Guantanamo, dans une unité de gestion des communications (CMU). Les CMU sont des unités très restrictives qui reproduisent l'isolement presque total imposé par les SAMs.
Aucune de ces "garanties" ne vaut même le papier sur lequel elles sont consignées. Elles sont toutes assorties de clauses dérogatoires. Aucune n'est juridiquement contraignante. Si Julian commet "un acte postérieur à l'offre de ces garanties qui réponde aux critères justifiant le recours aux SAM ou le transfert à ADX", il sera soumis à ces formes de contrôle renforcées, comme l'a admis le tribunal.
Si l'Australie ne demande pas son transfert, cela "ne saurait constituer un motif de critique à l'égard des États-Unis, ni une raison de considérer les garanties comme insuffisantes pour répondre aux préoccupations du juge", peut-on lire dans la décision. Et même si ce n'était pas le cas, il faudrait à Julian 10 à 15 ans pour faire appel de sa condamnation devant la Cour suprême des États-Unis, ce qui est largement suffisant pour le détruire psychologiquement et physiquement.
Il ne fait aucun doute que l'avion qui attendra Julian pour l'emmener aux États-Unis sera bien approvisionné en bandeaux, sédatifs, entraves, lavements, couches et combinaisons utilisés pour faciliter les "restitutions extraordinaires" menées par la CIA.
L'extradition de Julian est la prochaine étape de l'exécution au ralenti de l'éditeur et fondateur de WikiLeaks, l'un des journalistes les plus éminents de notre génération. Elle garantira que Julian va passer le restant de ses jours dans une prison américaine. Elle va créer un précédent juridiques qui pénalisera toute enquête sur les rouages du pouvoir, même menée par des citoyens d'un autre pays. Elle portera un coup fatal à notre démocratie anémique, qui est en train de se métamorphoser subitement en totalitarisme corporatiste.
Je suis tout aussi stupéfait par cette attaque frontale contre le journalisme que par l'absence d'indignation publique, en particulier de la part des médias. L'appel très tardif du New York Times, du Guardian, du Monde, de Der Spiegel et d'El País - qui ont tous publié des documents fournis par WikiLeaks - à abandonner les poursuites pour extradition est très insuffisant et bien trop tardif. Toutes les manifestations publiques auxquelles j'ai assisté pour défendre Julian aux États-Unis n'ont rassemblé que peu de monde. Notre passivité nous rend complices de notre propre asservissement.
Depuis le début, l'affaire Julian n'est qu'une farce judiciaire.
L'ancien président équatorien Lenin Moreno a mis fin au droit d'asile de Julian en tant que réfugié politique, en violation du droit international. Il a ensuite autorisé la police métropolitaine de Londres à pénétrer dans l'enceinte de l'ambassade d'Équateur - un territoire souverain protégé par la diplomatie - afin d'arrêter un citoyen équatorien naturalisé. Le gouvernement de Moreno, qui a révoqué la citoyenneté de Julian, s'est vu accorder un prêt considérable par le Fonds monétaire international pour son aide. En exigeant l'extradition de Julian en vertu de la loi sur l'espionnage, Donald Trump a criminalisé le journalisme, de la même manière que Woodrow Wilson l'avait fait en interdisant des publications socialistes telles que The Masses.
Les audiences, auxquelles j'ai assisté en partie à Londres et en partie en ligne, ont tourné en dérision les protocoles juridiques de base. Elles ont notamment décidé de passer sous silence la surveillance et l'enregistrement par la CIA des réunions entre Julian et ses avocats alors qu'il était réfugié politique à l'ambassade, bafouant ainsi le privilège du secret professionnel de l'avocat. Rien que pour cela, l'affaire aurait dû être abandonnée par le tribunal. La décision d'inculper Julian, bien qu'il ne soit pas citoyen américain, au titre de la loi sur l'espionnage, a été validée. L'affaire a donné lieu à des contorsions kafkaïennes visant à convaincre les tribunaux que Julian n'est pas un journaliste. Ils ont ignoré l'article 4 du traité d'extradition entre Royaume-Uni et États-Unis, qui interdit l'extradition pour des délits politiques. J'ai vu le procureur James Lewis, représentant les États-Unis, donner des directives juridiques au juge Baraitser, qui s'est empressé de les adopter comme sa décision de justice.
Le lynchage judiciaire de Julian a bien plus en commun avec les jours sombres de la Loubianka qu'avec les idéaux de la jurisprudence britannique.
Les débats sur des nuances juridiques obscures nous distraient du fait que Julian n'a commis aucun crime en Grande-Bretagne, à l'exception d'une vieille accusation de violation des conditions de sa libération sous caution, lorsqu'il a demandé l'asile à l'ambassade d'Équateur. Normalement, cela aurait dû n'entraîner qu'une amende. Au lieu de cela, il a été condamné à un an de prison à Belmarsh, où il est détenu depuis avril 2019.
La décision de demander l'extradition de Julian, envisagée par l'administration de Barack Obama, a été poussée par l'administration Trump à la suite de la publication par WikiLeaks des documents connus sous le nom de Vault 7, qui exposaient les programmes de cyberguerre de la CIA conçus pour surveiller et prendre le contrôle des voitures, des téléviseurs intelligents, des navigateurs web et des systèmes d'exploitation de la plupart des téléphones intelligents, ainsi que de Microsoft Windows, de MacOS et de Linux.
Julian, comme je l'ai noté dans une tribune publiée à Londres l'année dernière, est visé en raison des journaux de guerre irakiens, publiés en octobre 2010, qui documentent de nombreux crimes de guerre commis par les États-Unis, y compris les images vues dans la vidéo Collateral Murder, montrant deux journalistes de Reuters et dix autres civils abattus, et deux enfants gravement blessés.
Parce que cet homme a rendu public le meurtre de près de 700 civils qui s'étaient approchés trop près des convois et des postes de contrôle américains, dont des femmes enceintes, des aveugles et des sourds, et au moins 30 enfants.
Parce qu'il a révélé plus de 15 000 décès non signalés de civils irakiens, ainsi que la torture et les mauvais traitements infligés à quelque 800 hommes et jeunes garçons, âgés de 14 à 89 ans, au camp de détention de Guantánamo Bay.
Parce qu'il nous a montré qu'Hillary Clinton avait ordonné en 2009 à des diplomates américains d'espionner le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon et d'autres représentants de la Chine, de la France, de la Russie et du Royaume-Uni, espionnage qui comprenait l'obtention d'ADN, de scanners de l'iris, d'empreintes digitales et de mots de passe personnels, le tout s'inscrivant dans un long schéma de surveillance illégale qui incluait l'écoute du secrétaire général de l'ONU Kofi Annan dans les semaines précédant l'invasion de l'Irak menée par les États-Unis en 2003.
Parce qu'il a révélé qu'Obama, Hillary Clinton et la CIA ont soutenu le coup d'État militaire de juin 2009 au Honduras, qui a renversé le président démocratiquement élu Manuel Zelaya, et l'a remplacé par un régime militaire meurtrier et corrompu.
Parce qu'il a publié des documents révélant que les États-Unis ont secrètement lancé des attaques de missiles, bombes et drones au Yémen, tuant des dizaines de civils.
Il est ciblé parce qu'il a rendu publics les entretiens officieux qu'Hillary Clinton a eus avec Goldman Sachs, pour lesquels elle a reçu 657 000 dollars, une somme si importante qu'elle ne peut être considérée que comme pot-de-vin, ainsi que les assurances privées qu'elle a données à Wall Street qu'elle se plierait à leurs exigences tout en promettant au public une réglementation et une réforme du secteur financier.
Pour avoir révélé ces seules vérités, il est déclaré coupable.
Le système judiciaire américain est encore plus draconien que le système judiciaire britannique. Il peut utiliser les SAMs, les lois antiterroristes et l'Espionage Act pour empêcher Julian de s’adresser au public, de bénéficier d'une libération sous caution, ou de consulter les preuves "tenues secrètes" qui ont servi à le condamner.
La CIA a été conçue pour commettre des assassinats, des coups d'État, des actes de torture, des enlèvements, du chantage, de la diffamation et de l'espionnage illégaux. Elle a pris pour cible des citoyens américains, en violation de sa charte. Ces activités ont été révélées en 1975 par les auditions du Comité Church au Sénat et du Comité Pike à la Chambre des représentants.
En collaboration avec UC Global, la société de sécurité espagnole de l'ambassade, la CIA a placé Julian sous surveillance vidéo et numérique 24 heures sur 24. Elle a discuté de son enlèvement et de son assassinat alors qu'il se trouvait à l'ambassade, y compris de plans pour une fusillade dans les rues avec la participation de la police métropolitaine de Londres. Les États-Unis allouent un budget secret de 52 milliards de dollars par an pour dissimuler de nombreux types de projets clandestins menés par la National Security Agency, la CIA et d'autres agences de renseignement, généralement à l'abri des regards du Congrès. Toutes ces activités clandestines ont pris une ampleur considérable, surtout après les attentats du 11 septembre.
Le sénateur Frank Church, après avoir examiné les documents de la CIA lourdement expurgés communiqués à sa commission, a défini les activités secrètes de la CIA comme "un maquillage sémantique pour le meurtre, la coercition, le chantage, la corruption, la diffusion de mensonges".
La CIA et les agences de renseignement, tout comme l'armée, qui opèrent toutes sans contrôle efficace du Congrès, sont les moteurs de l'extradition de Julian. En exposant leurs crimes et leurs mensonges, Julian leur a infligé une terrible blessure. Elles réclament donc vengeance. Le contrôle recherché par ces entités à l'étranger est aussi celui qu'elles cherchent à exercer à l'intérieur du pays.
Julian sera peut-être bientôt emprisonné à vie aux États-Unis pour avoir fait du journalisme, mais il ne sera pas le seul.